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DER BAU

« Lorsque Franz Kafka fit entendre à ses amis — dont j’étais — le premier chapitre du Procès, tous furent saisis d’un rire irrésistible, et lui-même riait tellement que par instant il ne pouvait continuer sa lecture ». C’est assez surprenant si l’on songe au terrible sérieux du début.
Max Brod, dans Franz Kafka. Souvenirs et documents.

Contrairement à ce qu’on a l’habitude d’écrire à propos de der Bau (traduit en français, abusivement comme nous le verrons, par « Le terrier »), j’ai choisi de faire une traduction de cette nouvelle de Franz Kafka qui permette de découvrir que l’occupant de ce lieu non seulement ne vit pas dans un terrier mais n’est pas paranoïaque.
J’ai voulu offrir une interprétation de ce texte en partant d’une traduction aussi littérale que possible du vocabulaire souvent polysémique de Kafka, tout en respectant le caractère minimaliste propre à son style dépouillé. Cette démarche part de l’intention de redonner à la nouvelle der Bau sa dimension aussi paradoxale que dérangeante en restant au plus près des propres termes de l’auteur.
S’agissant de la forme, les différentes traductions que j’ai pu lire, même si elles ne sont pas toutes à mettre sur le même plan, présentent à mes yeux une approche très littéraire, voire trop sophistiquée eu regard au vocabulaire de Kafka qui, tel qu’il apparaît en allemand, est volontairement restreint. Kundera le décrit comme un vocabulaire d’ascèse, comme le tribut payé à la langue allemande parlée à Prague. C’est ce que Deleuze définissait comme une littérature mineure. A comprendre musicalement : qui s’oppose au mode majeur. Mais la littérature mineure est aussi l’expression d’une minorité. Dans l’une de ses lettres envoyées à Brod, son ami, éditeur et exécuteur testamentaire, Kafka écrit : « Impossible d’écrire en allemand, impossible de ne pas écrire en allemand ». Comme le dit encore Kundera, c’est véritablement le dépouillement du vocabulaire qui exprime l’intention esthétique de Kafka. Et c’est ce dépouillement même qui fait la force et la beauté de son style. Et ce style minimaliste, de temps en temps répétitif comme dans les histoires que l’on raconte pour captiver son public, Kafka le met dans la bouche de son narrateur qui se saoule à l’envi de ses propres raisonnements, au point parfois de rire de lui-même.

C’est à partir d’une posture propre à Frantz Kafka, à la fois humoristique, résolument critique et terriblement visionnaire sur le plan politique et social, que nous aborderons cette nouvelle mise en scène. La conscience froide de Kafka le rend parfois cynique mais jamais inhumain ni misanthrope.
Der Bau est l’un des derniers textes qu’il a écrit, six mois avant sa mort.
C’est surement le texte le plus métaphysique de Kafka.
Il s’agit d’un récit écrit à la première personne. Ce narrateur raconte la fabrication de son œuvre. Il s’agit apparemment d’un refuge qui devrait lui apporter tranquillité et sérénité. Dans un premier temps il se réjouit de sa construction, ce qui transparait dès la première phrase du texte : « J’ai organisé la construction et elle a l’air bien réussie… ». Il souffre également de ne pas en sortir. Il y arrive parfois, semble-t-il, pour profiter de la vie au grand air. Mais sort-il vraiment ou rêve-t-il qu’il sort ? Est-il mieux dehors ou dedans, libre ou enfermé ? Ensuite, Inquiet, il se résout à retourner dans sa demeure. Peut-être est-elle menacée ou envahie ? Et n’est-il pas illusoire de tenter d’échapper à sa propre construction ? De retour de sa sortie ou de son rêve, son répit n’est que de courte durée, car un bruit inconnu l’inquiète. Peut-être est-ce ce qu’il appelle littéralement « ces petites choses » laissées sans attention et qui finissent par se manifester, ou est-ce l’arrivée d’un ennemi qu’il nomme le « crisseur » ?
Mais qui est donc ce narrateur ? Et qu’est-ce donc que cette Construction qu’il habite ?

Le narrateur, fort peu décrit dans le texte de Kafka, est presque toujours, en France du moins, présenté comme un être mi-homme mi-animal. Il est aussi pris pour un être angoissé et paranoïaque sombrant dans la démence. Mais, comme le dit Walter Benjamin : « Pour manquer fondamentalement les écrits de Franz Kafka on peut suivre deux voies. L’une est l’interprétation naturelle, l’autre, l’interprétation surnaturelle. De la même façon les deux – la psychanalyse comme la théologie – passent à côté de l’essentiel. »

Nous partons, nous aussi, d’une autre interprétation. Celle d’un homme contemporain prisonnier d’un monde qui ne fabrique que des humains privés de liberté, qui se soumettent en échange d’un semblant de sécurité. Kafka dit à Gustav Janouch : « On marche dans la rue des villes pour aller ensemble au travail, aux mangeoires, aux plaisirs. C’est une vie précisément délimitée, comme au bureau. On a peur de la liberté et de la responsabilité. C’est pourquoi on préfère étouffer derrière des barreaux qu’on a soi-même bricolés. »
Le narrateur-constructeur est à nos yeux, tout comme Kafka, un être profondément lucide et vigilant, à la recherche de la liberté et de la sérénité.

Textes et dessins : Franz Kafka
Interprétation : Rufus
Lumière : Jean Kalman
Son : Michel Kharat
Durée : 1H15
Traduction, adaptation, mise en scène, animation, graphismes : Patrick Deshayes
Production : La Compagnie de la Liane et Intereurop
Chargée de production : Emma Fugazza

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